Le roman majeur de Yehoshua Kenaz "Infiltration", adapté par le réalisateur Dover Kosashvili ("Mariage tardif", "Cadeau du ciel"), offre une vision bouleversante et tragi-comique de l'univers militaire israélien des années 50, à travers un groupe de jeunes recrues aux antipodes des soldats emblématiques de Tsahal. Les héros d'"Infiltration" ont 18 ans, arrivent de kibboutzim, de bidonvilles, des quartiers huppés de Jérusalem. Tous, ou presque, souffrent d'un handicap physique ou psychologique qui les empêchent de servir dans une unité combattante. Humiliation suprême dans un contexte idéologique où les mythes fondateurs du jeune Etat glorifient un soldat israélien pionnier et combattant.
De l'oeuvre dense et magistrale de Kenaz, le cinéaste israélien d'origine géorgienne, s'appuyant sur un casting impeccable et une réalisation dépouillée, a conservé le juste équilibre entre psychologie des personnages et traitement dramatique. Allant même jouer sur le terrain d'un Robert Altman avec "M.A.S.H.", lors de scènes délibérément comiques, ou sur celui de Stanley Kubrick, avec le personnage de l'instructeur Benny, sadique et mielleux à souhait (admirablement interprété par Michael Aloni), qui n'est pas sans rappeler celui du sergent Hartman de "Full Metal Jacket".
Il n'est pas question de guerre dans "Infiltration", mais de l'expérience à la fois traumatisante et fondatrice vécue par des anti-héros, aux origines ethniques diverses, reflets des multiples aspects de la société israélienne. De Ben Hamo, le juif marocain homosexuel (Assaf Ben Shimon, éblouissant !), à Alon, le kibboutznik ashkénaze blond, personnage central du film et obsédé par son désir d'intégrer le corps d'élite des paras, tous vont éprouver, au cours de ces trois mois de formation militaire, cette "infiltration" qui s'insinue dans les corps et les esprits. Entre le mépris des officiers, la violence sourde d'un groupe humain disparate, comment se cimente un "esprit national israélien" ?
Kenaz avait remarquablement dépeint, dans son roman, le sentiment de ces jeunes hommes, qui, par delà les barrières sociales ou culturelles, se retrouvaient dans un engagement collectif. L'un de ses personnages, Double-Zéro, clôturait le livre en apprenant qu'il est père, et s'écriait " J'ai un enfant sabra. Sabra comme eux, et il nous montra du doigt. Il parlera l'hébreu comme ils le parlent. Il ne connaîtra aucune langue étrangère, seulement l'hébreu, et il va apprendre leurs chansons. Mon enfant, je ne vais pas lui donner un de ces noms affreux de l'étranger, Lupu, Mupu, Berko, Chmerko. Je vais lui donner un nom de sabra, un de ces noms nouveaux, pas un nom de pauvre type. Je vais l'élever comme ces enfants beaux et forts, pour qu'il soit digne de ce pays. Il ne deviendra pas une merde comme moi.".
Le film de Dover Kosashvili, projeté pendant le Festival du film israélien de Paris, a choqué quelques rares spectateurs, qui ont reproché au réalisateur, lors du débat qui a suivi la projection, de donner une "image fausse et négative de l'armée israélienne". L'un des grands mérites de ce film, fidèle à l'esprit du roman de Kenaz, est de montrer sans exagération ni caricature, en s'attachant à des personnages intenses, le contexte historique de ces années 50 et la place essentielle de l'armée dans la constitution de la société israélienne. Loin de toute morale ou phraséologie sioniste, "Infiltration" est tout simplement le miroir d'un pays en devenir.
Alain Granat
J'avais lu le livre, magnifique, vous m'avez donné envie de voir le film :)
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