mardi 5 avril 2011

La passion antisémite habillée par ses idéologues, de Francis Kaplan


"Une idéologie antisémite n'est pas une erreur intellectuelle, due à l'ignorance, à l'étourderie ou à la bêtise; c'est une passion qu'on habille intellectuellement comme on peut, c'est à dire que non seulement elle est fausse, mais qu'elle n'est même pas plausible de la part de celui qui l'exprime, compte tenu de ce qu'il ne pouvait pas ne pas savoir et/ou de ce qu'il dit par ailleurs. Et cette non plausibilité, comme on le verra, est le fait de personnalités intellectuelles de premier plan, sinon de génies. La valeur intellectuelle ni le génie ne mettent pas à l'abri de la passion." C'est par ces mots que Francis Kaplan, auteur de "La passion antisémite habillée par ses idéologues" (Le Félin), clôt l'introduction de son livre, remarquable étude des idéologies visant à expliquer et justifier l'antisémitisme .

En 15 chapitres consacrés à ces "personnalités intellectuelles de premier plan" ou "génies" dont les écrits ont consacré l'idéologie antisémite, parmi lesquels Pascal, Spinoza, Kant, Hegel, Proudhon, Marx, Simone Weil... Et mettant à part les cas de Renan et Nietzsche, Francis Kaplan démontre brillamment, textes à l'appui, les contradictions inhérentes aux thèses développées par ces penseurs. Replaçant chacune dans son contexte historique, l'auteur met en évidence de façon magistrale l'absence de cohérence dans les discours et argumentations,  mettant en exergue l'aspect purement passionnel à l'origine de ces diverses manifestations d'idéologie antisémite, dont les causes sont fort diverses.


Du cynisme et de la malveillance d'un Wagner dans son célèbre Judaïsme dans la musique, à l'obsession schizophrénique d'une Simone Weil, découvrant adolescente sa judéité pour devenir ensuite la théoricienne acharnée d'un antisémitisme global et abstrait, en passant par la souffrance d' Otto Weininger (né juif et converti au protestantisme, comme le père de Marx) de vivre dans un monde pensé sans Dieu, qui le conduira au suicide, chaque thèse antisémite trouve ses fondements dans la passion. Lorsque Kant parle, dans L'Anthropologie, des Juifs comme d'"une nation de trompeurs... Une nation de marchands", il ne s'agit plus là de doctrine, encore moins de raison, mais de la mise en cause passionnelle d'individus. 


Et lorsque l'imaginaire prend le pas sur l'objectivité, cela conduit, comme le montre bien Francis Kaplan, aux contradictions les plus ahurissantes : pour Kant, les Juifs n'ont pas de morale, pour Nietzche, ils en ont trop... Selon Marx, ils sont contre-révolutionnaires, tandis que Maurras les qualifie de révolutionnaires, et considérés par Proudhon comme maîtres de l'univers, ils sont misérables et persécutés pour Pascal... Ainsi que le souligne l'auteur en évoquant Sartre, (au sujet duquel est consacré  le dernier chapitre, intitulé "Une paranoïa anti-antisémite : à propos de Sartre"), "L'antisémitisme, ce n'est pas une opinion, ou en tout cas, ce n'est que secondairement une opinion; c'est d'abord une passion et cette passion construit l'opinion par laquelle elle s'exprime". "La passion antisémite habillée par ses idéologues" fera sans nul doute référence sur le sujet.  Un livre... passionnant,  ancré dans l'Histoire et ouvertement contemporain dans son propos.

Alain Granat 

Francis Kaplan est professeur émérite de philosophie à l'université de Tours. Il a publié plusieurs ouvrages dont "Marx antisémite ?" (Imago/Berg International, 1990), "La Vérité et ses figures" (Aubier-Montaigne, 1977), "Des Singes et des hommes, la frontière du langage" (Fayard, 2001 ) et plus récemment aux Éditions du Félin : "L'Embryon est-il un être vivant ?" (2008), Entre Dieu et Darwin (2009). 




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